Sept années passées avec la tribu n’avaient su attendrir le jeune Kimura, il faut dire que ses valeurs n’étaient pas très compatibles avec celles de ces hommes. Pour ce qu’il en sache, ça suffisait peut-être à semer le doute dans l’esprit du chaman. Pourquoi avait-il accepté de les abriter, lui et sa sœur? Peut-être qu’il s’imaginait des choses, mais il ressentait le froid qui grandissait entre eux de jour en jour, cette énergie négative qui s’accumulait. Ou peut-être n’était-ce que le fruit de sa propre frustration qui fleurissait? Disons que pour des hommes qui se proclamaient libres, lui, se sentait enchainés par les chaines de leurs convictions, leurs rituels et toutes ces choses qui ne lui correspondaient pas. Kaede n’avait jamais eu besoin d’aide pour prendre soin de sa sœur, de ça il en était convaincu mais Chogan semblait vouloir lui soutirer tout ce qu’il avait été pour elle jusqu’ici; un frère, un protecteur et d’une certaine façon, peut-être même un père. De quel droit était-il responsable d’elle? De quel droit refusait-il de lui permettre de partir à la chasse avec lui? Kaede en avait plus que marre de leurs lois, leurs conditions et tout ce qu’ils pouvaient se permettre de lui soutirer. S’il avait été un trappeur exemplaire à une certaine époque, les proies qu’il ramenait au campement avaient largement diminué ces derniers temps. Guidé par la frustration, il préférait souvent aller placer des pièges tout près des grandes villes tel un esprit vengeur mais ça… il avait su en garder le secret. Il refusait largement la vie collective, refusant les plats qu’on lui servait, il avait pris goût à sa propre indépendance ainsi qu’à certaines choses bien plus sombres qu’on oserait l’imaginer.
Les étoiles avaient déjà recouvert le ciel au moment de son retour au campement. Trainant avec lui un sac de cuir, il visita d’abord le tipi de sa sœur qui était déjà tombée dans un sommeil profond. Assumant qu’elle ressentait les mêmes craintes que lui en son égard, il lui caressa tendrement la joue comme pour l’informer de son retour puis quitta son lieu de repos, laissant derrière lui l’empreinte de ses doigts ensanglantés.
À l’aide de brindilles et de roches, il alluma un petit feu dès qu’il fut installé dans son propre tipi puis s’étira vers le sac qu’il avait ramené pour y étendre ses proies originaires de Saint-Denis. Si on lui en voudrait de se concocter un repas en secret? Il n’en avait pas la moindre idée mais pour tout ce qu’on lui avait arraché, il n’avait aucune envie de partager avec ces hommes. Il ne s’imaginait pas que ses proies étaient mal choisies même si à y penser, ce n’était pas du tout inconcevable; les notions étranges n’étaient pas ce qui manquait à ces hommes. C’est alors qu’il entendit un bruit derrière lui, quelqu’un qui s’invitait dans sa demeure alors qu’il préfèrerait largement rester seul.
«Il se fait tard, j’allais bientôt me coucher.» Grogna-t-il en espérant chasser l’intrus.
Il se releva pour faire face à cet homme qu’il reconnut aussitôt; ce chaman de qui il commençait à avoir marre. Il ne pouvait qu’espérer que ses paroles allaient se montrer effectives. Espérant lui soutirer la chance de commenter sur ses activités nocturnes, il se posa devant sa concoction, tentant de la camoufler derrière son petit corps.
La silhouette d’une ombre traverse l’épaisse foret, déchirant chaque reflet de lune de sa simple présence. Le hurlement des animaux nocturnes qu’elle effraie perce le silence de la nuit. Des feuillages qui s’ébruitent, le vent glacial du nord, et un murmure inquiétant. Le chaman se retourne sur lui-même, traqué, comme une vulgaire proie. D’un pas rapide, il tente de trouver refuge; faisant fit des branches qui lui fouette la peau au passage. Sa respiration s’accélèrent en même temps que le bruit des pas de la créature. Son coeur bat la chamade, il tente de distancer la bête, mais il n’est pas suffisamment rapide. Un regard vers le ciel, une brève prière au Grand esprit. Serait-ce déjà la fin ? C’est alors qu’il se retourne et qu’il fait face à deux yeux jaunes entourés d’un visage squelettique. Un Wendigo !
Chogan se redresse dans sa couche, la sueur perle sur son front et il halète bruyamment. Passant une main dans son visage, il respire profondément, troublé par ce rêve qui le hante depuis quelques nuits. Signe d’un mauvais présage.
Il se lève et quitte son tipi, laissant sa chevelure détachée voler au vent. L’air est froid et pourtant il ne prend même pas la peine d’enfiler une fourrure. Le silence règne dans tout le campement, plongé dans la noirceur totale. L’Amérindien n’a pourtant pas besoin d’y voir quoi que ce soit pour retrouver son chemin parmi les tipis, qui sont disposés en cercle tout le tour du camp. Ce soir, tout lui semble vulnérable, comme si l’air dégageait une lourdeur qu’il n’arrive pas à expliquer. Inquiet, il fait le tour des tentes, jetant un coup d’oeil par-ci et par-là. Tout semble en ordre, jusqu’à ce qu’il atteigne le tipi où tu loges.
Kaede, il ta recueilli 7 ans plus tôt, avec ta jeune sœur, alors que vous n’étiez que des enfants. Il t’a traité comme son propre fils. Si tous les enfants sont élevés par la tribu, c’est Chogan qui s’est tout de même porté garant pour toi et ta soeur. Parce que les étrangers ne sont normalement pas digne de confiance. Le chaman a su voir en toi ce qui te différenciait des autres, des blancs. La teinte de ta peau et la forme de tes yeux ne sont pas ce qui l’a le plus étonné, bien au contraire. Cette façon différente de penser, et l’attitude surprenante dont tu savais faire preuve, avait su convaincre le chaman. Pourtant, aujourd’hui, son regard n’a plus rien de compatissant.
Tu as grandit, et si Chogan a tout fait pour que tu trouve ta juste place parmi eux, tu n’as jamais su saisir cette opportunité. Ton coeur s’est noirci, tes traits sont devenus sévères, et tes actes sont de plus en plus inhumains. L’esprit du mal semble vouloir s’emparer de toi. Est-il trop tard pour y remédier ?
Là, dans le tipi, tu ne dort pas. Apparemment la faim te tenaillait l’estomac, puisque l’odeur de la viande rôti parvint aux narines de ton mentor. Clamant être sur le point d’aller te coucher, tu t’es relevé pour faire face à ton interlocuteur. Ton regard est dur et froid, cherches-tu à éloigner l’autre? Penchant la tête pour voir ce que tu sembles vouloir lui cacher, le chaman s’est figé devant la vision d’horreur qui se présente à lui.
Les yeux grand ouvert, Chogan ne peut s’empêcher de fixer ce bout de viande qui rôti sur le feu que tu as préparé. Cette viande, dont l’odeur emplie déjà ta tente. Cette viande que tu t’apprête à déguster en pleine nuit. Cette viande...qui n’a rien d’animal ! L’Amérindien à fait un pas vers l’arrière, visiblement sous le choc devant cette chair humaine, que tu t’apprête à déguster, que tu as peut-être déjà goûté !
«Wendigowak ...»
Laisse-t-il échapper dans un souffle court.
Serais-tu donc devenu une créature maléfique ? N’osant pourtant sonner l’alerte devant celui qu’il considère comme un fils, il t’ordonne d’une voix qui trahie son mépris soudain :
«Quitte immédiatement le campement, et ne reviens jamais.»
Wendigo… Après avoir passé sept ans auprès de la tribu Amérindienne, ce mot lui avait été soufflé à l’oreille auparavant mais il n’avait jamais réellement compris le sens. Qu’est-ce qui le séparait de cette créature? En fait, quelle était la réelle différence entre l’homme et l’animal? De chair et d’os, un corps abritant une âme; toutes êtres s’abritant sur cette planète partageaient beaucoup plus de similitudes que de différences, différences que Kaede parvenait difficilement à définir. S’il comprenait une chose, c’était bien que la tribu avait forgée son code de vie, un code avec lequel il était complètement incompatible puisqu’il arrivait si peu à le comprendre. Si la cause qui poussait Chogan à vouloir le chasser d’ici lui restait mystérieuse, il n’allait pas pour autant s’y opposer.
« Si c’est ce que tu souhaites, je partirais dès le lever du soleil. Je dois dire que je n’ai jamais compris vos coutumes, ni même quel intérêt vous gardez envers mon terrain de chasse. Les villes déborde de ressources et les gens qui y habite ne vous ramène absolument rien qui vaille, à moins que vous teniez tant aux problèmes qu’ils vous accordent en piétinant de plus en plus sur votre territoire. J’aurais plutôt cru qu’on m’aurait remercié. »
Agrippant un sac, il démontrait clairement qu’il ne blaguait pas en y insérant ses biens les plus primordiaux; vêtements, canif, etc. Tout ça, il le faisait un peu comme s’il se préparait pour une randonner habituelle, il faut dire que Kaede avait peu d’émotions à exprimer et le regard froid ou encore choqué de Chogan n’allait certainement pas le déboussoler. Comme de rien, il avait définitivement l’intention de partir, même que si ce n’était pas de sa sœur, il partirait sur le champ sans aucun regret. Peut-être même qu’il serait parti depuis des années déjà mais contrairement à lui, la jeune Kimura était rattachée à cet endroit, alors il était resté pour elle. Par contre, si le chaman ne les voulait plus ici, il ne pouvait absolument rien y faire. Que ce dernier puisse envisager de les séparer ne lui avait pas effleuré l’esprit, après tout, ils avaient habité ensemble à Saint-Denis, voyagé ensemble et atterri ici, tous deux, ensemble. Sa sœur ne l’avait jamais vu absent; depuis le jour de sa naissance il avait été à ses côté alors partir sans elle n’était absolument pas une option.
« Si c’est tout ce que tu avais à me dire, je te demande de sortir d’ici; je n’ai pas envie qu’on me fasse la moral, j’ai assez entendu vos bêtises. J’aiderais ma sœur à préparer ses choses dès qu’elle sera réveillée et nous partirons. Je sais qu’elle voudra faire ses adieux alors inutile de la réveiller. Tu peux au moins nous accorder ça? » Demanda-t-il en refermant son sac bien rembourré de ses objets fétiches.
En ce qu’il croyait être en toute innocence, Kaede agrippa le morceau de viande qui rôtissait sagement sur le feu pour y prendre une bouchée. Après tout, il n’allait quand même pas partir le ventre vide, il demanderait bien à Chogan de profiter d’un dernier repas avec lui mais le regard qu’il lui lançait était loin de suggérer qu’il en aurait l’opportunité.
Si l’Amérindien s’efforce de rester de marbre, la douleur n’en est pas moins présente pour autant. Lui, qui a tout tenté afin que tu te sente à ta place parmi eux. Il t’a recueilli comme un membre de la tribu et a pris soin de ta sœur et toi. Le mal n’a aucun scrupule, et les démons s’emparent même des jeunes garçons. Peut-être était-il déjà trop tard au moment de ton arrivé au campement. Toutes les prières et les rituels qu’il a fait n’auront donc servi à rien ? Tu consens à partir, mais visiblement tu n’as aucune idée de l’impact de tes gestes. Tu t’attendais vraiment à recevoir des remerciements ? Les lèvres de Chogan se sont mises à trembler et il fait un pas vers l’arrière.
«N’as-tu donc aucune conscience du bien et du mal, Kaede ?»
Tente-t-il, dans un dernier souffle d’espoir, mais tu as déjà commencé à remplir ton sac, indifférent. Il te regarde ranger tes affaires, silencieux, ne sachant plus quoi te dire. Des paroles traversent son esprits, mais n’atteignent pas ses lèvres. À quoi bon; tout ça, il te l’a déjà dit. Tu n’as su que te montrer sourd à ses conseils et sa sagesse. N’as-tu donc jamais senti comme il s’est attaché à toi ? Le quinquagénaire aurait préféré te voir mort que sous l’emprise des démons, et pourtant il ne peut se plier à cette éventualité. Te laisser fuir est complètement stupide et il sait qu’il le regrettera amèrement.
Il chasse les sombres pensées qui se fracassent dans son esprit. Préférant se voiler la face et ignorer le nombres de victimes que tu feras ou jusqu’où se propagera le démon qui t’habite. Il fait un pas de côté pour te laisser quitter la hutte, mais voilà que tu mentionnes vouloir atteindre au lendemain pour permettre à ta sœur de tous les saluer. Crois-tu réellement qu'ils te laisseront emporter ta soeur avec toi ? L’Amérindien revient à sa place et te regarde avec dureté, mais au moment où il allait te donner une réponse, tu pousses l’horreur à son comble ! Tu as empoignée ce morceau de cadavre rôti, avant d’en prendre une bouchée, comme si de rien n’était.
«Non !»
Chogan s’est précipité sur toi pour chasser la viande de ta main, mais il est déjà trop tard, tu as avalé cette bouchée. Était-ce seulement la première ? Le regard écarquiller de crainte et de dégoût, il te dévisage maintenant comme le monstre qu’il considère que tu es devenu. L’Amérindien bondit à nouveau vers l’arrière, retenant un haut le coeur, comme si tout ton être était maintenant vénéneux.
«Ta sœur reste ici !»
Affirme-t-il sévèrement. Pas question que ta sœur t’accompagne et se laisse emporter par le mal à son tour. Jamais il ne le permettrait !
«Part, avant que le reste de la tribu se réveille et te mette au bûcher.»
Parce que si ce qu'il est devenu s'apprenait, c'est inévitablement ce qui allait se produire. Ils n'auraient pas cette pitié dont Chogan se laisse pitoyablement envahir. Cette pitié qu'il ne devrait même pas avoir. Son regard noir ne quitte pas le tiens. Si tu as pu voir, jadis, de la tendresse dans celui-ci, il n'y en a plus une seule goutte à présent.
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